"La nature sur écoute" la chronique de l'été 2024 dans l'émission de Daniel Fiévet "Le temps d'un bivouac" sur France Inter

Ouvrez grand vos oreilles !!! avec Jérôme Sueur éco-acousticien ISYEB 

 

La nature sur écoute, une chronique de Jérôme Sueur  professeur et éco-acousticien à l'Institut "Systématique Evolution Biodiversité" (ISYEB) en partenariat avec le Muséum national d'Histoire naturelle.
 

▶︎Ep.8 (19/08/2024) Nuits en danger

ep 7 la nature sur ecoute jerome sueur

Vivons dehors, à la belle étoile, le temps d'un bivouac nocturne... Pupilles dilatées et tympans sensibles à l'écoute de bruits parfois effrayants, Jérôme Sueur veille, entre ses pensées et la nuit étoilée.

Si le bivouac permet de se délecter d'une nuit calme sous un mince voile de tissu, le regard nu sous les étoiles endimanchées, il peut également révéler nos plus profondes peurs du noir et du bruit à l'écoute de ce monde sans soleil. La nuit, qui ne nous est plus familière, réveille ainsi nos frayeurs d'enfants et nous redevenons rapidement des proies fragiles.

La nuit effraie...

Jérôme Sueur : "Je me souviens avoir été pris d'une peur fébrile et profonde une nuit de bivouac en Tanzanie. Je n'étais pas effrayé par le feulement du léopard ou les craquements des branches cassées par les éléphants, mais par les hommes bien sûr, ces grands prédateurs incontrôlables et incompréhensibles, les hommes qui cette nuit, ivres comme des barriques, venaient voler avec des camions bruyants du charbon à des villageois probablement encore plus pauvres qu'eux. J'avais eu peur car je ne comprenais pas ce qu'il se passait, j'avais eu peur car j'étais dans l'inconnu, le sombre, et je me sentais une proie facile."

La nuit est pourtant le refuge rassurant de nombreux êtres vivants qui se lèvent quand nous nous couchons et qui s'endorment quand nous nous réveillons. Les chauve-souris, les chouettes, les hiboux, des grenouilles, des crapauds, des primates, des félins, des papillons, des sauterelles et des grillons préfèrent la nuit. Ils volent, ils marchent, ils nagent, ils explorent, ils défendent leurs territoires et chantent avec la lune. Le rythme de leur vie est l'inverse du nôtre.

La nuit africaine, comme cette nuit dans le Masaï Mara au Kenya, est particulièrement dense en sons d'amphibiens, d'oiseaux, d'insectes et même de mammifères - des lions bien sûr.

Les sons et lumières de la nuit

Ces sons nocturnes font peur car ils révèlent des êtres invisibles que l'on croit maudits ou ensorcelés - oiseaux de proie, chauve-souris, crapauds et félins - mais ils sont en réalité beaux et enchanteurs car purs et colorés.

Karen Blixen dans le récit de sa vie kenyane dit de la nuit africaine qu'elle "apporte à ceux qui rêvent un enchantement particulier, une joie du cœur, une légèreté de l’âme que le jour ne connaît pas.”

Si les ciels nocturnes de la savane africaine offrent encore un spectacle grandiose de sons éclatants et d'étoiles vibrantes, les ciels urbains et des campagnes habitées sont constellés de lumières artificielles, partout des ampoules, les diodes et les néons des phares, des lampadaires, des lampes, des enseignes et des écrans. Ces lumières tuent littéralement la nuit.

Comme l'explique le chercheur du CNRS Samuel Challéat dans son livre "Sauver la nuit", 83% de la population mondiale et plus de 99% des états-uniens et des européens ne connaissent pas le noir nocturne. Les habitants des mégalopoles hyperactives, comme Singapore, Dubaï, Las Vegas ou Paris ne voient jamais le noir, vivant des jours sans fin.

La pollution lumineuse des villes

Notre besoin de voir pour lutter contre les peurs nocturnes nous incite à tout éclairer. Ces lumières qui peuvent paraître belles - "c'est beau une ville la nuit" disait Richard Boringer - affectent non seulement les rythmes biologiques, notamment les cycles du sommeil mais aussi les comportements, entre autres les déplacements, la recherche de nourriture ou la reproduction.

Les lumières de nos infrastructures, tout comme les bruits de nos machines, sont des agents toxiques qui peuvent tuer. La lumière artificielle des éclairages publics est la deuxième cause d’extinction des insectes après les pesticides de l'agriculture intensive agressive.

Heureusement, depuis quelques années, alertés par la recherche publique, des décisions politiques sont prises pour essayer de lutter contre la pollution lumineuse. Le label Villes et Villages étoilés, la trame noire et les Réserves de ciel étoilées comme celle du Parc national des Cévennes, préservent des petits coins de ciel noir. On peut encore éteindre les lumières et vivre la nuit le temps d'un bivouac, le temps d'un hululement de hibou ou d'un rugissement félin.

 

▶︎Ep.7 (12/08/2024) La vie des lisières

ep 6 la vie des lisieres jerome sueur

Partir en bivouac, c'est avant tout quitter son refuge pour aller ailleurs et traverser des frontières. Jérôme Sueur arpente les lisières de notre environnement, des limites naturelles qui n'opèrent aucun contrôle douanier mais qui pourtant structurent le vivant...

Les frontières du vivant

Les frontières du vivant sont multiples, on les trouve à toutes les échelles, depuis les membranes des cellules jusqu'aux grandes frontières géographiques dessinées par les montagnes, les déserts ou les océans. Entre ces frontières du minuscule et de l’immense, les lisières sont un cas particulier de frontières naturelles. Ces lisières - on parle d'écotone en écologie scientifique - sont des interfaces entre deux environnements naturels bien distincts.

Ce sont, par exemple, la zone de balancement des marées, entre plage et mer, l'entrée d'une grotte, entre monde aérien et monde souterrain ou encore les rives d'un fleuve, entre milieu aquatique et milieu terrestre.

Les lisières forestières

Pleines d'oiseaux, elles sont l'archétype des lisières, celles que nous connaissons le mieux car elles dessinent, entre champs et forêts, nos paysages ruraux. Ces lisières ne sont pas des lieux de défense, de confrontation entre deux pays rivaux. Ce sont plutôt des espaces où se mélangent, entrent, et sortent des êtres vivants qui ont besoin de deux environnements limitrophes. Ce sont des carrefours de la biodiversité.

D’un côté, des espaces ouverts et ensoleillés où tout, ou presque, est visible : les chevreuils qui broutent les cultures, les lièvres qui détalent dans la poussière, les renards qui chassent, les insectes qui sautent et, bien sûr, les agriculteurs qui travaillent.

De l'autre, des espaces fermés, sombres et frais - des forêts, des bois, des bosquets - là où les troncs et les branches coupent la vue, empêchent la course et cachent des corps parfois inquiets.

Comment traverser la lisière ?

Passer la lisière du champ vers la forêt demande un véritable effort. Il faut accepter de quitter la lumière, d'entrer dans l'ombre. Il faut accepter de ne plus voir mais d’être vu.

À l'inverse, sortir de la forêt, c'est s'exposer à nouveau au regard de tous, plisser les yeux sous le soleil, retrouver l'espace et les chemins qui reconduisent à la maison, au refuge.

Passer la lisière, dans un sens comme dans l'autre, c'est aussi changer de paysage sonore, passer des notes des oiseaux et des insectes champêtres, comme ceux des alouettes des champs, des tariers des prés, des grillons champêtres, aux chants des espèces forestières comme ceux des rossignols, des sittelles, des grimpereaux ou des grillons des bois.

Jérôme Bosch, peintre néerlandais de la Renaissance, connu pour ses fresques où se mêlent humains et caricatures hérétiques représente dans un dessin non daté, fait à la plume, une lisière. Ce dessin, intitulé "Le Champ a des yeux, la forêt a des oreilles", montre avec un certain surréalisme une chouette logée dans un trou d'arbre, des yeux ancrés dans le sol d'un champ et des oreilles plantées entre les arbres d'un bois.

Cette œuvre est en fait un rébus qui traduit le nom de la ville de l’artiste, s-Hertogenbosch qui phonétiquement ressemble au néerlandais “oren”, “ogen”, et “bos” qui signifient “yeux”, “oreilles”, et “bois”.

Loin de ce jeu de mots, on pourrait prendre la liberté d’interpréter ce dessin comme une lisière sensorielle, la transition entre un champ où la vue domine et une forêt où l'écoute prime. On voit le champ et le champ nous regarde. On écoute la forêt et la forêt nous entend.

Se promener le long des lisières forestières pourrait alors nous permettre de nous interroger sur nos propres frontières, nos limites, qu'elles soient sensorielles, intellectuelles ou sociales.

Quelles sont donc nos lisières ? Quand et où sommes-nous confrontés à la différence et sommes-nous capables, comme la lisière forestière, de laisser passer les énergies et les corps des autres, le temps d’une promenade, le temps d’une vie ?

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forets boreales - la nature sur ecoute - jerome Sueur

Pourquoi y a-t-il plus de biodiversité sous les tropiques ? Pour nous donner la réponse, Jérôme Sueur nous emmène écouter la luxuriance de la ligne équatoriale.

Avec
  • Jérôme Sueur Eco-acousticien, professeur à l'Institut "Systématique Evolution Biodiversité" (ISYEB) du Muséum National d'Histoire Naturelle

D'une manière générale, sur tous les continents, plus on se dirige vers la ligne équatoriale, plus la biodiversité augmente. Les plantes, les animaux, les champignons, les bactéries et les virus sont plus nombreux dans la ceinture intertropicale.

Une biodiversité au sommet sous les tropiques

Cette variation de la biodiversité avec la latitude, du Nord vers l'Équateur et, symétriquement, du Sud vers l'Équateur, est particulièrement vraie sur le continent américain. Un voyageur faisant bivouac du Nunavut au Cap Horn verrait son compteur de biodiversité augmenter, atteindre un sommet aux tropiques, puis redescendre.

Décrite dès 1807 par Alexander von Humboldt, voyageur et naturaliste allemand admiré et suivi par tous les grands de son époque, cette variation géographique du vivant est connue sous le nom de "gradient latitudinal de la biodiversité".

La biodiversité, notamment sonore comme nous l'entendons dans un enregistrement réalisé dans le Parc national Tortuguero au Costa Rica, atteint donc un maximum dans les forêts tropicales.

Charles Darwin lui-même fut frappé par tant de vie tropicale. Le 29 février 1832, tout au début de son "Voyage d’un naturaliste autour du monde", il décrit ainsi la forêt tropicale du Brésil : "L’élégance des herbes, la nouveauté des plantes parasites, la beauté des fleurs, le vert éblouissant du feuillage, mais par-dessus tout la vigueur et l’éclat général de la végétation, me remplissent d’admiration. Un étrange mélange de bruit et de silence règne dans toutes les parties couvertes du bois. Les insectes font un tel bruit, qu’on peut les entendre du vaisseau qui a jeté l’ancre à plusieurs centaines de mètres de la côte ; cependant, à l’intérieur de la forêt, il semble régner un silence universel."

Comment expliquer cette luxuriance tropicale ?

Plus de trente hypothèses, faisant appel à des facteurs climatiques, astronomiques, écologiques, ou évolutifs ont été proposées pour expliquer ce gradient latitudinal de biodiversité.

Certaines hypothèses souffrent cependant d'un raisonnement circulaire. Par exemple, expliquer une forte biodiversité en raison d'importantes relations de compétition, de mutualisme ou de parasitisme suppose la préexistence de nombreuses espèces. Il y aurait donc plus d’espèces car les espèces sont… nombreuses !

D'autres explications ne sont pas soutenues avec assez de preuves, comme celles qui avancent la stabilité du climat tropical favorable au maintien des espèces. Cette stabilité est en réalité toute relative comme le montre la difficulté à prédire les saisons sèches et pluvieuses des tropiques, comme en Equateur dont on entend ici une forêt à quelques heures de Quito.

Aujourd'hui les raisons privilégiées, qui peuvent s'appliquer tout autant aux vers parasites qu'aux vertébrés, sont celles qui font appel à des différences d'apparition et de disparition des espèces ainsi qu'aux capacités des espèces à se disperser, c'est-à-dire à conquérir de nouveaux espaces géographiques.

Selon une hypothèse récente, qui semble de plus en plus soutenue par des analyses évolutives, la spéciation serait plus grande sous les tropiques en raison de conditions de température et d'énergie permettant des réactions biochimiques plus rapides, des taux de mutations génétiques plus importants et donc des divergences moléculaires facilitées.

Dans le même temps, les vitesses d'extinction seraient plus grandes dans les régions tempérées ou froides, donc en dehors des tropiques.

Les espèces habitant des climats tropicaux anciennement plus largement répandus à la surface de la Terre, se seraient par ailleurs rétractées ensuite dans les habitats tropicaux maintenus autour de la ligne équatoriale.

Avec une spéciation plus grande sous les tropiques, des disparitions plus importantes ailleurs, et des migrations vers les tropiques, on aboutirait ainsi à ce fameux gradient latitudinal de biodiversité.

Quelle que soit la validité de ces hypothèses, les forêts tropicales d'Amérique, ici à Saül en Guyane, d'Afrique ou d'Asie, sont des trésors du vivant, des kaléidoscopes de formes, de couleurs, d'odeurs, de sons, de mouvements et d'interactions qu'il est impératif de protéger. Les laisser disparaître en les polluant ou en les coupant pour en faire du charbon pour barbecue, des pâtures pour fast-food, des cultures pour junk-food est un véritable crime contre le vivant, un véritable crime contre nous-même.

 

 

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forets boreales chronique J. Sueur la nature sur écoute

Dans le grand Nord, les oiseaux se sont adaptés au rythme si particulier du soleil : des nuits d'hiver infinies et des jours d'été interminables.

Cet enregistrement vient de loin, il vient du grand Nord, de la forêt boréale, ou taïga, de Finlande. La taïga est une immense forêt qui passe les frontières formant une couronne à la Terre, passant par la Norvège, la Suède, la Finlande, la Russie, les Etats-Unis, le Canada et l'Islande. Cette forêt, enroulée sur elle-même, abrite loups, gloutons, ours, lynx, chouettes, mésanges, grives et plus de 20 000 autres espèces animales qui dépendent du froid péri-arctique.

Bivouaquer dans la dernière forêt, juste avant la toundra nue et la banquise désertique, c'est aussi éprouver de grands changements de lumière. Le nycthémère du nord - ce n'est pas une insulte, mais juste le terme scientifique pour décrire les cycles astraux et biologiques du jour et de la nuit - est unique avec des nuits permanentes en hiver et des jours continus en été.

Dans cet enregistrement, réalisé par Simon Targowla dans la forêt de Petchora en Russie, au mois de juin, à 62° de latitude Nord, on assiste à un concert d'oiseaux, avec notamment des grives dorées qui tiennent cette note aiguë et des pics épeiches qui martèlent les pins de Sibérie.

Les oiseaux chantent au cœur de la nuit boréale

Ce qui est particulier à cet enregistrement, c’est l’heure. Ce n’est pas du tout l’heure de se lever et de chanter puisqu'il est 3h du matin. C’est donc la pleine nuit, mais comme nous sommes au mois de juin, cette nuit polaire est lumineuse. On y voit comme en plein jour. Des oiseaux diurnes sont donc en quelque sorte trompés et chantent au cœur de la nuit.

Ces oiseaux, comme de nombreux êtres vivants, suivent des rythmes d'activité, réglés par des facteurs internes sous contrôle génétique et par des facteurs externes liés à l'environnement. On parle dans ce dernier cas de Zeitgeber, un terme allemand que l'on pourrait traduire en "maître du temps", celui qui donne (geber) le temps (zeit). La lumière est l'un des Zeitgeber les plus importants. Elle régule, avec la température, le cycle d'activité nycthéméral, donc jour/nuit, de nombreux organismes, plantes et animaux.

Dans le cas des oiseaux, la lumière est reçue par la rétine de l'œil, un œil dont la noirceur ronde peut d’ailleurs effrayer, comme celui du pigeon qui regarde Jonathan le personnage dans la nouvelle "Le pigeon” de l’auteur allemand Patrick Süskind : "Il n’y avait pas d’éclat, pas de lueur dans cet œil, pas la moindre étincelle de vie. C’était un œil sans regard".

C'est tout un processus neuro-endocrinien qui se déclenche, impliquant la mélatonine, une hormone qui règle, entre autres, les phases de réveil et de sommeil. Dans cette forêt russe printanière, la lumière du soleil de minuit empêche très probablement les oiseaux de dormir et les incite à chanter à une heure bien tardive alors qu'ils sont silencieux au même moment chez nous, sous nos latitudes.

La lumière de l'automne incite les oiseaux à migrer

La lumière est aussi en partie responsable des rythmes migratoires de ces mêmes oiseaux qui quittent la forêt boréale en automne. C'est la lumière qui les incite à partir, à aller chercher un autre bivouac plus au sud, à des milliers de kilomètres, là où le climat sera plus clément et là où ils sauront trouver les ressources alimentaires pour survivre. Chaque année, entre 3 à 5 milliards d'individus de 300 espèces quittent la forêt boréale canadienne, comme la forêt québécoise que nous entendons, pour rejoindre le sud des Etats-Unis, le Mexique, la Colombie, le Brésil et même l'Argentine.

La forêt boréale finlandaise, russe ou canadienne, est un lieu de vie essentiel à de nombreuses espèces, mais cette forêt est malheureusement fortement menacée par le changement climatique. L'augmentation de la température fait sécher les arbres, fondre le sol, et multiplie les épidémies et les feux.

Il est probable que la physionomie de cette forêt change dans les prochaines années et peut-être avec elle le chant de ses oiseaux, le temps d'une nuit blanche.

 

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episode 4 la nature sur ecoute

Pourquoi chantent les baleines ? Comment la science a récemment résolu le mystère des vocalisations des géantes des mers ? L'éco-acousticien Jérôme Sueur part sonder ces fascinants cétacés.

Nous sommes dans les Antilles françaises, plus précisément dans les eaux de Guadeloupe, à proximité des baleines. Très peu d'entre nous ont la chance d'observer ou d'entendre ces mammifères marins qui font pourtant partie intégrante de notre histoire, de nos cultures et de nos imaginaires.

Aujourd’hui moins effrayantes et moins pourchassées, les dix espèces de baleines à fanons n'en restent pas moins menacées par les pêches, les pollutions et les changements climatiques.

Comme Michel Pastoureau le note dans son histoire culturelle de la baleine : “La baleine ne dévore plus personne, c'est elle qui est menacée de dévoration, c'est-à-dire de disparition.“

Des études et des découvertes tardives...

On peut tout étudier, ou presque avec des mouches du vinaigre, des souris ou des vers plats car ces organismes sont petits, ils se gardent au laboratoire et se reproduisent très vite. On peut facilement expérimenter avec eux. Mais pour les baleines, les plus grands spécimens du vivant qui évoluent 
dans d'immenses espaces, c'est une autre paire de manches !

La première description scientifique de leurs vocalisations date de 1971 seulement. Cette découverte, due à Roger Payne et Scott McKay, engendra des centaines de recherches sur la communication acoustique des baleines.

La science expérimentale avance sur le principe du processus hypothético-déductif, mis en avant en 1979 par le philosophe des sciences Arthur Popper, à partir de la proposition d'une hypothèse que l'on va tester puis valider ou, à l’inverse, réfuter.

Quand l'expérience est impossible, car les organismes ou les environnements ne sont pas contrôlables, comme c'est le cas des baleines, les avancées scientifiques reposent essentiellement sur la description et la déduction. On parle alors de méthode inductive. C’est donc essentiellement par cette méthode inductive que la recherche sur les baleines procède, notamment pour comprendre pourquoi et comment elles chantent.

Chanter sous l'eau tout en respirant à la surface ?

Ce n'est que cette année, 53 ans après le premier enregistrement, qu’une équipe de chercheurs a proposé une explication de la mécanique du chant des baleines.

Chez les mammifères, comme chez les êtres humains, le larynx a deux fonctions principales. Il évite tout d’abord les fausses routes en aiguillant l’air vers les poumons et les aliments vers l’appareil digestif. Il produit aussi des sons grâce à la vibration des cordes vocales qu’il soutient.

L’étude démontre par l’anatomie d’animaux échoués et par des modèles mathématiques, que les cartilages aryténoïdes du larynx, minuscules chez les humains, forment chez les baleines de grands et longs cylindres fusionnés en forme de U. Ces cartilages sont en contact avec un gros coussin de graisse positionné à l'intérieur du larynx.

Enigme résolue !

Lorsque les baleines expulsent l'air de leurs poumons, ce corps graisseux se met à vibrer avec les cartilages, générant des sons. La forme et la taille du larynx permet aux baleines de maintenir des flux d’air dans leur appareil respiratoire et de produire en même temps des vibrations à très basse fréquence.

Quoique répétable et réfutable, la science descriptive, telle que souvent pratiquée en histoire naturelle, est parfois décriée car elle ne suit pas à la lettre les préceptes de Karl Popper. Mais, comme l’illustre cette recherche sur les baleines, elle parvient tout de même à lever des mystères anciens dont il serait bien dommage de se priver, le temps d'une plongée.

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episode 3 la nature sur ecoute

Certains ont l'oreille sensible aux coassements des grenouilles ou aux grésillements des cigales. Pourtant ces animaux ne rêvent que d'une chose, tout comme nous d’ailleurs : trouver l'amour

Nous sommes sur le plateau de Saint-May dans la Drôme provençale, on entend les cigales. Elles sont le symbole d'une méditerranée chaude, accueillante, dynamique et opulente. Pourtant, leurs chants ne sont pas toujours aimés. Leur sonorité grésillante, voire stridente, agace certains touristes qui aimeraient faire la sieste en silence.

La cigale martèle de sa rauque symphonie

Même Jean-Henri Fabre, le célèbre entomologiste provençal du XIXe siècle, loin d’être un touriste, décriait la cigale. Dans ses Souvenirs Entomologiques, Fabre écrit : "... du lever au coucher du soleil, elle me martèle de sa rauque symphonie. (...) Ah ! Bête ensorcelée, plaie de ma demeure que je voudrais si paisible..."

 

Si la cigale irrite autant Fabre que les touristes, il peut en être de même du coq, pourtant glorieux emblème des bleus. Être réveillé encore et encore par un cocorico tonitruant peut en effet énerver. Il n’y a pas que les coqs et les cigales. Bien souvent les grenouilles sont aussi le sujet de conflits de voisinage, les coassements des uns pouvant casser les silences des autres.

Détestés donc les cigales, les coqs, les grenouilles, mais aussi les ânes, les vaches, les cochons, les chiens, les mouches, les moustiques et les voisins.

D'une manière générale, le son peut être aimé, il est alors considéré comme un signal. Il peut être détesté, il devient un bruit qui peut nous mener à nous chercher querelle. Noise en anglais, nausea en latin, noise et nausée en français..

Le son perçu comme bruit est en fait une affaire culturelle, personnelle, de tolérance à la présence d'autres êtres vivants que nous ne contrôlons pas. Comprendre pourquoi ces animaux s'expriment peut probablement nous aider à accepter leurs sons.

Des chants d'amour

Par leurs grésillements, coassements et chants, tous ces êtres vivants ne rêvent que d'une chose, tout comme nous d’ailleurs : trouver un partenaire pour jouir et procréer. Dans les arbres ou dans l'eau, ils appellent tous à la rencontre : ils déclarent leurs existences, leurs valeurs et leurs envies. Ils ne sont rien d'autres que des impatients qui veulent "matcher". Ce sont donc des chants d’amour et comment être contre l'amour ?

Une loi pour protéger le patrimoine sensoriel

En 2021, le gouvernement a publié une loi visant, je cite, "à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises". Ce texte, d'une seule page, ajoute dans le code de l’environnement "les sons et odeurs" à côté des paysages diurnes et nocturnes, de la qualité de l’air et de l’eau, des êtres vivants et de la biodiversité. La loi intègre donc des composantes sensorielles comme éléments de notre patrimoine.

Récemment, sous l'impulsion du musicien anglais Brian Eno, la nature peut aussi être créditée comme une artiste. Les revenus issus d’enregistrements du vivant intégrés à des musiques peuvent être versés à un fond financier pour la protection de la nature.

53 min

Les sons du vivant semblent attirer de plus en plus l'attention des politiques, des artistes et des citoyens mais il manque encore des actions fortes pour les protéger en retour de nos propres bruits, moteurs d’avions ou de tronçonneuses.

Alors, à quand une loi qui limiterait le bruit de nos machines pour laisser les autres s'exprimer, même les cigales, les coqs et les grenouilles ?

Juste le temps d'un concert amoureux. Pas plus.

 La nature sur écoute, une chronique de Jérôme Sueur en partenariat avec le Muséum national d'Histoire naturelle.

Aller plus loin

  • Jérôme Sueur est l'auteur de Histoire Naturelle du Silence , Actes Sud, 2023 et Le Son de la Terre , Actes Sud, 2022
  • Les enregistrements de l'audio-naturaliste Fernand Deroussen sont à retrouver sur naturo-phonia.com
  • Le projet EAR (EcoAcoustics Research)

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▶︎ Ep.2 (08/07/2024) Frontières et biodiversité

Les frontières structurent notre monde politique mais pas la biodiversité. Parfois, animaux et plantes profitent même de ces frontières qui limitent les humains.

chronique 2 - la nature sur ecoute

Nous sommes à un endroit très particulier, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, une frontière très sensible et dangereuse.

Les frontières structurent notre monde politique mais la biodiversité, elle, ne connaît pas les frontières humaines. Les plantes se disséminent au-dessus des montagnes et des déserts. Mammifères, poissons, insectes et oiseaux migrent en se moquant des douanes, PAF et autres Frontex.

Des zones de refuge pour la biodiversité

Les frontières constituent même parfois des zones de refuge pour la biodiversité, des bandes de terre où le vivant semble plus à l’aise. Très souvent, les limites de nos pays suivent les lignes de paysages reculés, peu habités, et géologiquement complexes où la biodiversité est préservée.

C'est ainsi le cas des frontières des pays de l'archipel Indo-Malais, des frontières entre la Tanzanie et le Kenya, de la triple frontière entre le Pérou, la Bolivie et le Brésil, et, plus proche de chez nous, de la frontière entre la Suède et la Finlande, entre la France et l’Espagne.

L'exemple de la frontière entre les deux Corées

Par une forme de paradoxe bio-géo-politique, il arrive que les conflits aux frontières finissent aussi par protéger la biodiversité. C'est peut-être le cas entre la Pologne et la Biélorussie mais c’est surtout le cas entre les deux Corées, du Nord et du Sud.

Depuis 71 ans, les deux pays se confrontent le long d'une ligne est-ouest de 250 km de long et d'environ 4 km de large. Cette zone, aussi appelée DMZ, contient tous les grands écosystèmes terrestres et aquatiques de la région. Elle est devenue une région où la nature a repris le dessus, avec une faune unique comme la martre à gorge jaune, l'ours noir d'Asie et le chat léopard du Bengale.

Si la DMZ reste impénétrable, il est encore possible de visiter la CCZ, ou Civilian Controlled Zone. Dans cette bande de terre inhabitée, au Sud de la DMZ, se mêlent zones humides, rizières et forêts interdites d'accès par la présence de mines anti-personnelles.

L'Ewah Womans University de Séoul conduit, prudemment mais sûrement, des recherches sur l'écologie de la CCZ. L'un des objectifs est de suivre par l'acoustique les populations de grues à cou blanc.

Ces grands oiseaux migrateurs, bien sonores comme on peut l'entendre dans cet enregistrement avec leurs cris qui leur permettent de rester en contact, passent sans problèmes au-dessus des fossés et barbelés de l'une des frontières les plus dangereuses du monde, mais leurs populations restent en danger et doivent être mieux connues pour être protégées face à l'anthropisation locale.

Sijo : forme de poésie orale coréenne

"Devenir une grue et avec ma bien-aimée sur le dos

Voler mille lieues pour se poser là où elle ne me sera pas arrachée

Et s’envoler à nouveau avec elle si le lieu n’est plus sûr."

La CCZ est depuis 2019 une Réserve de biosphère de l'UNESCO qui réunit, au moins symboliquement, paix et écologie.

Même si certains murs, comme celui érigé par Donald Trump entre les Etats-Unis et le Mexique sont de véritables entraves au vivant, les zones frontalières peuvent donc apparaître comme des havres de paix pour la biodiversité qu'il convient de préserver avec des zones protégées internationales.

Nous sommes tous des frontaliers avec nos cris de contact qui nous permettent de rester ensemble à l'éternelle recherche du meilleur des bivouacs, le temps d'une migration.

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▶︎  Ep.1 (01/07/2024) : Respiration sonore

Pour sa première chronique de l'été, Jérôme Sueur répond à la question que lui ont toujours posé les journalistes : "C'est quoi votre son préféré ?"

  • chronique1 - la nature sur ecoute

Longtemps mes filles m'ont demandé : "Papa, c'est quoi ta couleur préférée ? Papa, c'est quoi ton plat préféré ? Papa, c'est quoi ton animal préféré ? Papa, c'est qui ta fille préférée ?" et les journalistes : “Jérôme, c’est quoi votre son préféré ?”

Questions faciles, réponses difficiles, voire impossibles…J’ai quand même souvent répondu en choisissant des sons éclatants comme les barrissements des éléphants, en souvenir de la charge tonitruante d'un grand mâle en Afrique du Sud ou comme les cris gutturaux des singes hurleurs en souvenir cette fois de la forêt tropicale guyanaise.
J'aurais aussi pu choisir des sons harmoniques et harmonieux comme les oup-oup-oup de la huppe fasciée, un très bel oiseau migrateur que l’on entend ici

Mais le son naît, avant tout, avec le mouvement.

Il y a tout d’abord les mouvements des grands éléments qui par friction, écoulement et explosion produisent des sons infimes ou titanesques, de la goutte d'eau à la lave projetée d'un volcan comme ici celle de l’Etna.
Viennent ensuite les mouvements des corps vivants qui, dans leur quête incessante d'énergie, d'aliments et d'immortalité, ingèrent, excrètent, se déplacent, ressentent et se multiplient.

De tous les mouvements, la respiration est le plus essentiel, un va-et-vient sonore gazeux qui connecte l'intérieur et l'extérieur, glissant dans le pharynx, les bronches, les trachées, les poumons, comme ici la respiration d’un bison.

Quand on respire, “on est comme au balcon de soi-même”, nous dit si poétiquement Marielle Macé dans son essai Respire. Entendre l'autre respirer, c'est peut-être alors être sous son balcon pour attendre un baiser amoureux.
Il est bien difficile d'être assez proche des autres êtres vivants au point de les entendre respirer mais écouter l'air battu par les ailes d'une oie, d’un colibri, d'une libellule ou d'une chauve-souris, c'est voler avec chacun d'entre eux, c'est entrer en contact sans les toucher, sans les gêner. C'est finalement entendre la respiration de leurs mouvements comme ici ceux de chauve-souris.

Les insectes, les oiseaux, les chauve-souris produisent des sons aérodynamiques, plus ou moins musicaux par trois mécanismes différents.

Le premier mécanisme, le plus intuitif, résulte tout simplement du déplacement de l'air par les ailes qui créent une alternance de compression et de dépression de l'air, la définition même du son.
C’est le cas des bourdonnements des mouches qui peuvent entrer dans nos maisons et que Marcel Proust dans les premières pages de Du côté de chez Swann entend musicaux : "... les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'été".

Le second mécanisme est lié au flux d'air autour des ailes. Les changements de force des vortex et les turbulences d'air à proximité des ailes, que l'on peut parfois voir autour des ailes des avions, peuvent générer des sons. Ces sons ont été par exemple enregistrés à l'extrémité des ailes du faucon crécerelle, ce petit rapace que l'on voit en vol stationnaire le long des autoroutes.

Le troisième mécanisme est lié au frottement de l'air contre la matière des ailes, en l'occurrence les plumes des oiseaux. C'est notamment le cas des pigeons que l’on peut entendre quand on les fait fuir.

Voilà mes sons préférés, pas un chant, pas une musique mais les sons des respirations, les sons du vol des oiseaux, des insectes et des chauve-souris, les sons des corps qui partent en bivouac.

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▶︎ La nature sur écoute, une chronique de Jérôme Sueur en partenariat avec le Muséum national d'Histoire naturelle.

Aller plus loin

  • Les enregistrements de l'audio-naturaliste Fernand Deroussen sont à retrouver sur naturo-phonia.com
  • Le projet EAR (EcoAcoustics Research)

 

 
 
 
Publié le : 09/07/2024 10:44 - Mis à jour le : 26/08/2024 09:16