Des scientifiques ont décortiqué la diversité et l'évolution des grenouilles vertes, en analysant notamment les populations fondées à partir de spécimens importés dans le cadre du commerce des cuisses de grenouilles. L'étude est parue le 11 mars 2024 dans le journal scientifique Global Change Biology.
Les espèces invasives sont une menace globale à la biodiversité et les amphibiens ne dérogent pas à la règle. Dans notre monde globalisé, il est fréquent que grenouilles et crapauds soient déplacés par l’Homme sur de grandes distances, mettant parfois en danger les espèces locales, par exemple en introduisant des maladies, en les prédatant ou en les chassant de leurs habitats.
Les grenouilles vertes font partie de ces espèces invasives. En Europe occidentale notamment, ces grenouilles ont été importées de l'étranger tout au long du XXe siècle pour leurs attributs culinaires, pour agrémenter les mares de jardin, ou encore pour subvenir aux besoins des écoles et des universités où ils sont beaucoup utilisés en travaux pratiques. « Ces grenouilles venues d’ailleurs ont depuis envahi les milieux aquatiques de France, de Suisse, d’Italie et de Belgique, pour ne citer que quelques pays, où elles perturbent les écosystèmes, et contribuent notamment au déclin d’autres amphibiens », explique Dr Mathieu Denoël, directeur de recherche au Fonds de la Recherche Scientifique à l'Université de Liège et co-dernier auteur de l'étude.
Afin d’étudier le problème émergent que représente ces invasions de grenouilles vertes, il faut d'abord identifier les espèces concernées et leur origine géographique. Mais cela est plus compliqué qu’il n’y paraît. On compte plus de vingt espèces différentes présentes naturellement en Europe, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Extrême Orient, mais les naturalistes ont du mal à les distinguer avec leur morphologie et coloration, d’autant que certaines espèces sont des hybrides entre différentes espèces.
Par conséquent, les connaissances sur l'évolution et de la répartition des grenouilles vertes restent fragmentaires. « Beaucoup d'espèces et de sous-espèces existent, certaines n’ayant pas encore été décrites, mais les études précédentes ont souvent rapporté des informations contradictoires car elles ont analysé des populations différentes et avec des méthodologies différentes », résume Dr Daniel Jablonski, chercheur à l'Université Comenius de Bratislava, et qui a également co-signé l'étude en tant que dernier auteur.
"Pour étudier les populations invasives, nous avions d'abord besoin d'un aperçu de la diversité et de l'évolution de tout le groupe et la meilleure façon d'atteindre cet objectif était d'analyser l'ADN de toutes les espèces et sous-espèces sur le plus grand nombre de populations possible", souligne Dr Christophe Dufresnes, maître de conférences ISYEB, responsable scientifique de la collection d'amphibiens au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris (MNHN) et premier auteur de l'étude. Dans cette ambitieuse entreprise, les chercheurs ont pu bénéficier de milliers de séquences d'ADN rendues publiques par les précédentes études. "Il a fallu des mois à scruter méticuleusement des centaines de publications scientifiques pour collecter toutes les données dont nous avions besoin, en plus de séquencer nos propres échantillons", ajoute Christophe Dufresnes.
Les résultats ont été à la hauteur des attentes. En compilant plus de 13 000 séquences sur près de 1 800 localités, les scientifiques ont retracé l'évolution des grenouilles vertes depuis leur apparition il y a environ 35 millions d'années - lorsque l'Asie était une plaine tropicale et que la majeure partie de l'Europe était sous l'océan. Une des particularités des analyses fut la mise en place d’une "horloge moléculaire", c'est-à-dire un modèle statistique pour dater la divergence des séquences d'ADN, permettant ainsi d'interpréter les résultats par rapport aux événements géologiques et climatiques passés.
« La diversification des grenouilles vertes est intimement liée à l'histoire paléographique de l'Eurasie », explique Daniel Jablonski. « En Europe, les espèces ancestrales ont évolué autour d'un vaste océan intérieur, baptisé Paratéthys, qui s'étendait des Alpes aux monts Oural, dont la mer Noire et la mer Caspienne en sont les vestiges actuels ». Les auteurs qualifient ces découvertes de « particulièrement excitantes », car « des processus similaires ont probablement affecté l'évolution d'autres amphibiens, donc nous avons probablement affaire à des scénarios évolutifs généraux ».
Sur les trois continents couverts par l'étude, l'un des résultats les plus frappants est la forte diversité génétique de plusieurs espèces pourtant bien connues. Par exemple, l’espèce appelée « grenouille rieuse » correspond en fait à plus de quinze lignées génétiques différentes. "Nous les avons cartographiées avec une précision inégalée, en y associant des noms scientifiques lorsque cela était possible, afin qu'elles puissent être reprises par les listes naturalistes », se félicite Christophe Dufresnes.
Fort de cette toute nouvelle ressource, les scientifiques ont alors pu remonter aux origines des populations invasives, à savoir, pas moins de quatorze lignées issues d'au moins cinq espèces différentes !
En particulier, les populations françaises, belges, suisses et italiennes sont un mélange de lignées naturellement connues de l’est méditerranéen, notamment les Balkans et la Turquie, lesquels sont deux fournisseurs importants pour le marché européen des cuisses de grenouilles. "Ce n'est évidemment pas une coïncidence", insiste Mathieu Denoël. "Les prélèvements déraisonnables d’individus dans les populations méditerranéennes, qui se retrouvent introduits et invasifs en Europe occidentale, contribuent à menacer les espèces dans les deux régions, donc d’un point de vue conservation, c'est catastrophique", ajoute le scientifique.
Mises bouts à bouts, ces multiples introductions de grenouilles vertes représentent probablement l'invasion biologique la plus importante au monde pour un amphibien. "Mais l’attention médiatique de ce problème reste limitée, car ces grenouilles très communes passent largement inaperçues aux côtés de leurs homologues locales, bien que leur impact soit bien réel", déplore Christophe Dufresnes.
L'étude:
Dufresnes C, Monod-Broca B, Bellati A, Canestrelli D, Ambu J, Wielstra B, Dubey S, Crochet, P-A, Denoël M, Jablonski D. 2024. "Piecing the barcoding puzzle of Palearctic water frogs (Pelophylax) sheds light on amphibian biogeography and global invasions".
Global Change Biology, 30, e17180. https://doi.org/10.1111/gcb.17180
English version
The most invasive frogs of Europe are also the most diverse
A team of scientists mapped the diversity and retraced the evolution of water frogs, a species-rich group that inhabits large parts of Eurasia – including many populations founded from specimens imported for the frog leg industry. The study was just published in the scientific journal Global Change Biology.
Invasive species are a major threat to biodiversity, and amphibians are no exception. With the world’s globalization, some frogs and toads are being moved between countries and can endanger local species in multiple ways, e.g., by bringing in diseases, by preying on them, or by chasing them out of their habitats.
Water frogs are one of these invasive species. In Western Europe especially, water frogs were imported massively from abroad during the 20th century to provide frog legs, as ornamental species, as well as to supply schools and university for teaching. “These foreign frogs frequently escaped and were sometimes released voluntarily. They have since established thousands of populations in France, Switzerland, Italy and Belgium, to name only a few countries, where they are disturbing the ecosystems, and notably contribute to the decline of other amphibians” explains Dr. Mathieu Denoël, Research Director of the Fonds de la Recherche Scientifique at the University of Liège, and co-last author of the study.
To acknowledge the emerging problem of water frog invasions and find solutions, one must first identify the species involved and their geographic origin. But this is far less trivial than it seems. More than twenty species are believed to naturally occur across Europe, North-Africa, the Middle-East and East Asia, but naturalists have difficulties distinguishing them based on morphology or coloration, even more so given that some species consist of hybrids between different species.
As a consequence, knowledge of the evolution and distribution of water frogs has remained fragmentary. “There are a lot species and subspecies out there, some that are not even named, but previous herpetological studies reported conflicting information because they focused on different populations with different methodologies” summarizes Dr. Daniel Jablonski, researcher at Comenius University in Bratislava, who also co-signed the study as last author.
“To study the invasive populations, we first needed proper insights on the diversity and evolution of the whole group, and the best way to achieve this goal was to comprehensively analyze the DNA of all species and subspecies from as many populations as possible” emphasizes Dr. Christophe Dufresnes, Assistant Professor curator of the Amphibian collection at Paris National Museum of Natural History (MNHN), and lead author of the study. In this ambitious endeavor, the researchers dug a gold mine: thousands of DNA sequences made publicly available by previous research. “It took months of meticulously scrutinizing hundreds of publications to harvest all the information we needed, in addition to sequencing our own samples” adds Dufresnes.
The results lived up to expectations. By compiling more than 13,000 sequences obtained from over 1,700 localities, the scientists reconstructed the evolution of water frogs since their emergence about 35 million years ago – when Asia was a flat tropical land and most of Europe lied under the ocean. One of the particularities of the analyses was to implement a “molecular clock”, i.e., a statistical model to date the divergence of DNA sequences, thus allowing to interpret the results in respect to past geological and climatic events.
“The diversification of water frogs is remarkably linked to the paleographic history of Eurasia” explains Jablonski. “In Europe, ancestral species diversified around a vast inland ocean, called Paratethys, which expanded from the Alps to the Ural Mountains, of which the Black Sea and the Caspian Sea are the present-day remains”. The authors qualify these discoveries as “particularly exciting”, because “similar processes likely affected the evolution of other amphibians, so we are probably talking about global patterns of faunistic evolution.”
In all three continents covered by the study, one of the most striking results is the high genetic diversity of several well-known species. For instance, the species called “marsh frog” actually corresponds to more than fifteen distinct genetic lineages. “We mapped all of them with an unprecedented accuracy, and associated them with scientific names whenever possible, so they can be considered in naturalist checklists”, praises Dufresnes.
Using this brand new resource, the scientists could go back on tracing the origins of the invasive populations, which consist of no less than fourteen lineages from at least five different species!
In particular, the invasive French, Belgium, Swiss and Italian populations are a mix of lineages naturally known from the Eastern Mediterranean, such as the Balkans and Turkey, two important supplying regions for the European frog leg market. “This is obviously not a coincidence” argues Denoël. “The excessive harvest of frogs in the Mediterranean region, which end up introduced and invasive in Western Europe, contribute to threaten water frogs in both areas, so from a conservation standpoint, this is a catastrophe” adds the scientist.
Overall, these multiple introductions of water frogs probably sum up to the most important amphibian biological invasion worldwide. “But it is not receiving the mediatic attention that it deserves, because these frogs are common and remain unnoticed as they resemble their native counterparts, even though their impact is real” regrets Dufresnes.
- The study
Dufresnes C, Monod-Broca B, Bellati A, Canestrelli D, Ambu J, Wielstra B, Dubey S, Crochet, P-A, Denoël M, Jablonski D. 2024. "Piecing the barcoding puzzle of Palearctic water frogs (Pelophylax) sheds light on amphibian biogeography and global invasions".
Global Change Biology, 30, e17180. https://doi.org/10.1111/gcb.17180