Line Le Gall, professeur ISYEB et responsable des Collections d’algues du Muséum national d’Histoire naturelle, interviewée par Pierre Ropert pour Savoirs, sur France Culture
Le commerce des algues est florissant. Mais entre leur récolte sauvage dans leur habitat naturel et une algoculture qui peine à prendre en compte les subtilités des écosystèmes marins, ces végétaux indispensables à la biodiversité sont aujourd’hui menacés. Et la réglementation peine encore à suivre.
Une forêt d’algues hébergent de nombreuses espèces marines. • Crédits : Cameron D Smith - Gett
“Quand on parle d’algues, la plupart des gens voient une matière verte ou marron échouée sur la plage, du compost en quelque sorte, et c’est dommage”. Pour Line Le Gall, chercheuse spécialiste spécialiste de la diversité des algues et de leur évolution au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, l’image que l’on a des algues ne correspond pas à la réalité. Indispensables à la biodiversité, de plus en plus utilisées dans l’industrie pharmaceutique, et même vantées pour leur contribution à l’enrayement du réchauffement climatique, les algues sont loin de n’être que ces amas verdâtres que l’on retrouve sur le sable. Il faudrait même, assure la chercheuse, mieux les connaître et protéger ces végétaux qui sont, de plus en plus, exploités et mis en danger.
Avec 11 000 espèces d’algues, il y a matière à faire… et à voir. Les forêts de laminaires qui peuplent les littoraux, ondoyant au gré des courants à l’image des kelps de Tasmanie, offrent un gracieux spectacle, bien loin des monceaux d’algues en décomposition sur les galets :
Les macro-algues, c’est-à-dire les algues qui sont fixées à la roche, ont un rôle primordial dans les océans. “Les algues sont le premier maillon de la chaîne alimentaire, qui utilisent la photosynthèse”, rappelle Line Le Gall, également commissaire de l’exposition “Algues marines”, qui se tient jusqu’au 4 septembre 2022 à l’Aquarium tropical de Paris. Au même titre que les forêts, ces écosystèmes constituent “des habitats extrêmement riches et diversifiés” pour de nombreuses espèces. Non seulement les algues sont indispensables à la biodiversité, mais elles produisent d’importantes quantité d’oxygène et stockent du carbone, alors même qu’elles ne poussent que sur une étroite bande littorale, là où elles peuvent encore percevoir la lumière tout en se développant sur le substrat rocheux.
Les macroalgues sont indispensables aux écosystèmes marins.• Crédits : - Gett Les algues, nouvel enjeu industriel
Malgré leurs vertus, les algues sont généralement assez peu appréciées, ou bien en raison de leur apparence, ou bien parce qu’elles sont associées à un danger mal identifié lors d’une baignade, enfin parce qu’elles souffrent par association de la mauvaise réputation des algues vertes, dues à la pollution industrielle. Les algues sont les victimes, en quelque sorte, de notre « aveuglement aux plantes » (ou plant blindness), un concept qui, en botanique, veut qu’on ait du mal à s’inquiéter du sort des végétaux, car on peine à les identifier. L’industrie, de son côté, a bien compris leur intérêt : les algues sont exploitées dans les secteurs de l’agriculture, de la pharmaceutique, de l’alimentaire ou de la cosmétique. L’industrie de l’algue est un marché en pleine expansion, évalué à plus de 8 milliards d’euros par an, et qui ne cesse de croître.
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Chaque espèce d’algues “va avoir une ou plusieurs propriétés, raconte Michèle Barbier, biologiste marine et experte indépendante en éthique pour la Commission européenne. La Porphyra, par exemple, contient 47 % de protéines, un ratio sel/potassium très bas, très peu de lipides, beaucoup de polysaccharides, des fibres, des minéraux et des vitamines…” Elle est donc très demandée pour l’alimentation (c’est notamment l’algue utilisée pour le “nori”, qui sert à faire les makis, ces rouleaux de riz et de saumon japonais). L’industrie va exploiter une algue selon ses propriétés, qu’il s’agisse de la phaecophyceae, ou fucales, qui protège des brûlures d’estomac pour l’industrie pharmaceutique, ou bien des laminaires, qui permettent une meilleure hydratation de la peau, du côté des cosmétiques.
Pour autant, peu d’algues ont été domestiquées au point d’être facilement cultivables : à peine une dizaine d’espèces. “Maîtriser le cycle de reproduction de l’algue pour arriver à la produire en masse est extrêmement difficile”, temporise Line Le Gall. Sur les 370 000 espèces de plantes terrestres recensées, l’être humain en a ainsi domestiqué 2 500 à un certain degré, et seules 250 espèces sont considérées comme pleinement domestiquées. “Lorsqu’on annonce une dizaine d’espèces d’algues domestiquées pour 11 000 espèces recensées environ, on est finalement dans un ratio assez normal”.
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L’Asie, eldorado de la culture d’algues
Si les algues sont consommées depuis des millénaires, l’algoculture est en revanche récente et ne s’est réellement développée qu’après la Seconde Guerre mondiale, malgré quelques tentatives au XVIIIe siècle, notamment au Japon. La faute à un système de reproduction complexe qui n’a été compris que tardivement.
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Aujourd’hui, il existe deux méthodes de récolte. “Quand on produit ou exploite des algues, ou bien elles proviennent de la collecte manuelle d’algues sauvages existant naturellement dans le milieu, ou bien elles sont issues de la culture d’algues, précise Michèle Barbier. Celle-ci se fait soit en pleine mer, soit sur terre, via des systèmes de bassins. Ces techniques sont variées et peuvent inclure d’autres espèces d’animaux, de poissons et de coquillages.”
En 2016, les 50 pays producteurs d’algues dans le monde produisaient 33 millions de tonnes par an. Mais sur ces 33 millions, 1 million de tonnes est du à la récolte sauvage, c’est-à-dire celle qui les prélève dans leur habitat naturel. Une méthode qui détruit les écosystèmes marins. “1 million de tonnes collecté par rapport à 29 millions de tonnes cultivés, ça n’est pas si énorme, veut rassurer Michèle Barbier. C’est environ 3 %”.
En Europe, des récoltes sauvages plutôt qu’une algoculture maîtrisée
Parmi l’ensemble des pays producteurs, l’Asie représente 97 % de la production mondiale. En 2015, la Chine caracolait loin en tête, avec 13 millions de tonnes d’algues collectées, suivie par l’Indonésie avec 9 millions de tonnes. Et l’Europe ? Avec moins de 1% de la production mondiale, et malgré un secteur en pleine expansion, elle se situe encore très très loin derrière les géants de la phycoculture.
En Europe, ce sont la Norvège et la France (et plus spécifiquement la Bretagne) qui dominent la production de macro-algues. Mais contrairement à l’Asie, les récoltes se font encore en milieu naturel plutôt qu’en milieu cultivé, comme le rappelle le Rapport pour une économie bleue 2021 de la Commission européenne. Seulement 32 % des macro-algues sont issues de l’algoculture… Les 68 % restants sont issus de la récolte dite sauvage, c’est-à-dire de l’arrachage de ces végétaux directement dans leur milieu naturel. Et ce type de récolte n’est pas sans conséquences.
Schéma sur les méthodes de production de macro-algues en Europe.• Crédits : Rapport pour une économie bleue 2021 Des algues menacées
Ces méthodes de récolte, auxquelles s’ajoutent des conditions climatiques dégradées, mettent en péril certaines espèces, estime Line Le Gall, commissaire de l’exposition Algues Marine à l’Aquarium tropical de Paris :
En Bretagne, pour aller pêcher la laminaire hyperborea, les goémoniers utilisent un ustensile surnommé le peigne norvégien. C’est une barre en béton armé de 3 ou 4 mètres, équipée de griffes. Elle a été développée par les Norvégiens, mais en Norvège, où glaciers et icebergs ont raclé les fonds marins pendant des milliers d’années, ils sont souvent plats !
La Bretagne, en revanche, fait partie du Massif armoricain et les fonds y sont plus accidentés. Le “peigne norvégien”, en ramassant les algues, brise le substrat. Or quand une laminaire pousse sur un morceau de roche fracturé, elle devient alors une voile pour le rocher auquel elle adhère, et finit emportée par les courants, à des endroits où elle ne pourra plus se développer.
Les plus optimistes objecteront qu’avec une vitesse de croissance estimée à plusieurs mètres en l’espace de quelques mois, les laminaires ne sont pas prêtes de disparaître, d’autant que les secteurs de ramassage de ces algues sont par la suite souvent laissés en jachère. Mais c’est sans compter sur d’autres facteurs, à commencer par le changement climatique, qui impacte aussi les océans. “Les vagues de chaleur frappent de plus en plus souvent et durement, poursuit Line Le Gall. On a vraiment l’équivalent de canicules, mais sous l’eau. A l’heure actuelle, la Manche se réchauffe de 0,36°C tous les dix ans. Mais surtout, on a de plus en plus de vagues de chaleur, et de plus en plus tôt. Le problème des laminaires, c’est qu’au-dessus de 17°C, leur cycle de reproduction est bloqué. Et ce sont des valeurs qu’on atteint de plus en plus souvent, et de plus en plus tôt.”
L’algoculture, un secteur à risque pour l’environnement
Face à la récolte sauvage, l’algoculture peut-elle « sauver » les algues ? Au même titre que l’agriculture intensive classique, l’algoculture n’est pas non plus sans conséquences. En Asie, les immenses “champs” de cultures d’algues, qui s’étendent sur des kilomètres, sont souvent pointés du doigts, à la fois pour leur aspect inesthétique, mais également parce qu’elles peuvent prendre le pas sur d’autres activités économiques liées à la mer.
Vue aérienne de la culture des algues entre les île de Lembongan et Ceningan à Bali, en Indonésie.• Crédits : Didier Marti - Getty
Surtout, ces cultures se font parfois en lieu et place des habitats naturels des algues, en privilégiant une espèce unique. Les substrats rocheux où se développent les algues représentent, en tout et pour tout, des espaces relativement restreints, puisqu’ils se limitent aux littoraux, sur une bande qui s’éloigne rarement de plus de 200 mètres du rivage. Pour éviter de surexploiter un lieu au détriment des espèces d’algues locales, les producteurs d’algues ont donc de plus en plus tendance à créer des « champs » artificiels en pleine mer.
Les problématiques posées par l’algoculture tiennent surtout à une simple équation : ne cultiver qu’une seule et même espèce d’algue est un risque inconsidéré. “Le problème, raconte Michèle Barbier, c’est de cultiver des espèces exotiques qui risquent d’avoir un fort impact sur l’écosystème, soit en amenant des maladies, en modifiant le flux génétique qui amènera à une perte de biodiversité, soit en raison de traitements fertilisateurs ajoutés à l’eau qui impacteront la faune et la flore locale. “
Les aquaculteurs coréens ont d’ores et déjà été confrontés à ce cas de figure : suite à la pratique intensive d’une monoculture d’algues, les récoltes, semences comprises, ont été décimées par une maladie. Une catastrophe qui les avait alors contraints à se rapprocher des îles Canaries pour voir quelles étaient les espèces similaires… et à diversifier leurs cultures.
Quelles protections pour les algues ?Face à de tels enjeux, la législation devrait donc encadrer strictement la récolte d’algues comme sa culture. Mais en Europe, l’algoculture reste, comparativement à l’Asie, un secteur balbutiant, et si des règles existent, elles sont encore loin d’être harmonisées à l’échelle européenne.
En France, la seule réglementation spécifique concernant l’algoculture est une liste officielle des espèces cultivables… mais peu d’espèces sont réellement protégées. Seul le maërl, de fait, bénéficie d’une réglementation spécifique. Cette algue, qui a longtemps été utilisée dans le traitement de l’eau potable, ne pousse que d’1 mm à peine par an. Sa croissance se fait donc sur des échelles de temps qui se comptent en siècles. Face à des récoltes de plus en plus intensives, un arrêté préfectoral a interdit les extractions de maërl en 2010, même si de nouvelles autorisations d’extraction ont été accordées par le gouvernement Macron en 2015.
“Je ne vois pas de statut de protection pour d’autres algues que le maërl en France, regrette Line Le Gall. Certaines algues sont inscrites à la Convention de Barcelone, et on essaye de faire inscrire les grandes laminaires dans les inventaires réglementés des Aires marines protégées”.
Des législations existent pourtant et, en France, la récolte des algues est encadrée à trois niveaux. “C’est un peu un patchwork, explique Michèle Barbier. C’est un fourmillement de réglementations au niveau national, régional ou départemental. En France, on compte 30 espèces d’algues rouges, brunes ou vertes autorisées à la culture en mer.” Au niveau des collectivités territoriales, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel recommande quant à lui, par exemple, de ne plus cultiver les algues brunes Wakame, qui ne sont pas des espèces locales.
C’est à ces fins que la biologiste marine Michèle Barbier a coordonné, en 2019, le rapport Lignes directrices européennes pour une aquaculture durable d’algues remis à la Commission européenne par le réseau européen Phycomorph :
Il faut que la culture d’algues soit encadrée. Le but de ce rapport est de faire comprendre aux gouvernements de chaque pays que ce marché est en train de se développer, qu’il existe un vrai potentiel, mais qu’on ne peut pas pour autant donner des permis pour l’aquaculture n’importe où. C’est un marché en devenir, mais il est nécessaire de faire attention à son développement, et d’essayer, tant qu’il n’y a pas de vraie régulation, de limiter l’impact de ce business sur les écosystèmes.
A l’heure actuelle, l’Union internationale pour la conservation de la nature, qui fait autorité en matière d’espèces à protéger, liste 77 algues sur les 11 000 espèces existantes. Sur ces 77 algues, 15 sont considérées comme menacées ou vulnérables… et pour 58 d’entre elles, les données manquent purement et simplement.
De son côté, Line Le Gall pointe du doigt une protection qui reste relative quand l’artificialisation du littoral et le dragage des ports, en rendant les eaux turbides, tuent les algues. Une menace qui s’ajoute, en Bretagne, à celle de la récolte sauvage : “Certes il y a des quotas d’algues… mais à ce stade je pense qu’il est nécessaire de ne plus du tout les récolter. Avec l’impact du changement global ajouté à celui des récoltes, je pense que les laminaires sont en train de devenir une population à risque. Je ne dis pas que l’espèce va disparaître mais à l’échelle locale, sur nos côtes, je doute qu’on ait encore des champs de laminaires dans 25 ans.”
Si certaines espèces d’algues, aujourd’hui menacées, venaient à disparaître, ce serait d’ici quelques années, par effet domino, d’innombrables espèces animales qui risqueraient de disparaître.
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