Paru le 14 octobre 2018 - Roseli Pellens et Philippe Grandcolas Institut de Systématique Evolution Biodiversité (ISYEB) - Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

The Conversation

 

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.

Les images de l’incendie du Museu Nacional de Rio de Janeiro ont ému le monde entier. Compassion, mais aussi sensation de perte irréparable à la pensée des objets précieux disparus en fumée. Ce tragique événement est un révélateur qui permet de réfléchir sur la place des musées dans nos sociétés, peut-être utile pour aider à concevoir un projet de reconstruction.


Le feu au Museu Nacional. Felipe Milanez/Wikipedia, CC BY-SA

Un musée d’histoire naturelle a brûlé

Après la catastrophe, les articles de presse ou les tweets se sont multipliés, mais, de notre point de vue, ils donnent une image biaisée du Museu Nacional. En effet, le plus souvent, il est fait mention des artefacts humains, des momies égyptiennes, d’un fossile humain et d’un dinosaure sud-américains, et de livres précieux. Mais en réalité, le Museu Nacional était un musée d’histoire naturelle, au sens large du terme, étudiant l’ensemble du vivant, humain y compris, avec un regard spécifique sur l’Amérique du Sud. Sur les 20 millions d’objets et de spécimens, la plupart étaient en fait des insectes et autres arthropodes, d’autres « invertébrés », de petits vertébrés et enfin de nombreux fossiles bien plus divers que le seul dinosaure sud américain cité dans les médias.

Pour avoir échangé sur ce tragique incendie avec nombre de personnes et de rédactions, nous nous sommes rendus compte que beaucoup ont commis une erreur d’appréciation : ils pensaient qu’il s’agissait d’un « Louvre brésilien » qui aurait brûlé. Mais la vraie comparaison concernant la France aurait été le Muséum national d’Histoire naturelle incluant le Musée de l’Homme et une partie du Quai Branly.

Pour expliquer ce biais, on peut aussi faire l’hypothèse que certains connaissaient bien le Museu Nacional mais ont trouvé que la perte d’artefacts ou de fossiles humains mérite plus qu’on en parle que la perte d’insectes ou de grenouilles. Un tel biais anthropocentrique dans notre regard sur le vivant est malheureusement classique. Ce biais nous aveugle souvent au point que nous soyons incapables de favoriser l’étude d’organismes indispensables comme les pollinisateurs comptant 900 espèces d’abeilles rien qu’en France. Il devrait en être ainsi avec les vecteurs de maladies, moustiques et mouches ayant tué plus de personnes depuis un siècle que tous les conflits armés !

La tragédie d’une double extinction

Dans la culture occidentale, le musée est une sorte de lieu « sacré » par l’Art ou par la Science, où est entreposé un patrimoine remarquable. Une disparition aussi tragique que celle de Rio peut amener à réfléchir sur le caractère précieux de ce qui a disparu.


La Météorite de Bendegó a survécu à l’incendie. Jorge Brazil/Wikipedia, CC BY

Ce n’est bien sûr pas une question de « valeur numéraire », surtout dans le cas d’un pays aussi riche que le Brésil (en tout cas, pour ce qui est de ses institutions). Ce qui est en cause, c’est la « valeur de remplacement » : on sait qu’on ne retrouvera pas un autre exemplaire d’un hominidé fossile local, des transcriptions manuscrites de langues amérindiennes disparues ou même des livres vieux de plusieurs siècles de la bibliothèque du Museu. Suite à une série de hasards improbables, ces objets avaient traversé les siècles ou constituaient la mémoire de cultures humaines et il est choquant qu’ils aient été détruits à la suite de banales négligences, quelques décennies à peine après leur exposition.

En outre, d’autres exemplaires de ces objets, s’ils étaient retrouvés par miracle, ne porteraient pas pour autant l’information spécifique portée par ceux détruits car c’est bien le propre des spécimens d’histoire naturelle que de porter chacun des informations différentes. Et c’est pourquoi les collections des musées sont si vastes : plutôt que de stocker un grand dictionnaire de la Nature avec juste un couple de spécimens pour chaque espèce, les musées d’histoire naturelle peuvent avoir des dizaines, voire des milliers d’échantillons.

Il a y plusieurs raisons à cela : tout d’abord, la notion d’espèce est une abstraction humaine, un concept que nous créons pour dialoguer. En réalité, au sein de cette catégorie un peu caricaturale, chaque individu a sa propre structure génétique et c’est d’ailleurs pourquoi les espèces évoluent. Pour prendre une comparaison qui nous parlera à tous, on n’imaginerait pas une médecine qui considérerait chaque Homo sapiens comme interchangeable en matière de diagnostics ou de soins. De la même manière, on ne peut pas espérer comprendre la biodiversité avec un couple d’individus par espèce.

Ensuite, les individus d’une espèce sont capturés en des endroits et à des époques différentes. Ils peuvent nous renseigner sur l’évolution des espèces et de leur répartition, sur les caractéristiques de leurs populations qui peuvent avoir déjà disparu sous l’action des humains.

Ainsi, le Museu Nacional comportait de nombreux spécimens collectés dans la forêt atlantique. Cette forêt est un massif de 3 000 km de long s’étendant du Nordeste à l’Uruguay, dont il ne reste que 5 % de la surface originelle et qui est un des milieux les plus sensibles au changement climatique. Les spécimens qui ont brûlé auraient pu nous permettre de mieux comprendre la trajectoire de cet écosystème qui est le théâtre d’enjeux majeurs pour les populations humaines dans un monde soumis à ce que les Anglo-saxons appellent le « global change ». Après le paludisme endémique éradiqué sur la côte atlantique, survient le virus Zika ou une forte recrudescence de la fièvre jaune transmis par un moustique Aedes exotique. C’est là un très bref exemple des environnements dont le Museu Nacional conservait la mémoire biologique.


La forêt atlantique brésilienne. Pixabay

Il faut savoir enfin que certains spécimens sont aussi les porteurs des noms scientifiques d’espèces qui permettent aux scientifiques de communiquer. Chaque espèce est désignée par deux noms latins, un de genre et un d’espèce ; par exemple le riz est nommé Oryza sativa. Ces spécimens appelés types porte-nom sont uniques, de manière qu’un nom puisse être attribué sans ambiguïté à tout spécimen que l’on comparerait avec eux. L’incendie du Musée de Rio a ainsi fait perdre cette référence à des milliers de noms scientifiques et aux informations qui y seraient déjà liées. On est là face à une problématique terrible d’effacement de la mémoire, avec une sorte de « double peine », de « double extinction » pour les espèces concernées, possiblement éteintes ou en danger dans le milieu naturel, et frappées d’extinction dans la mémoire humaine.

Reconstruire le Museu Nacional en musée d’histoire naturelle

Des appels à l’aide et des initiatives se sont fait jour pour que le Museu Nacional puisse retrouver le maximum d’informations sur ce qui a disparu, outre ce qui était référencé dans des portails internationaux comme celui du GBIF. Même s’il est indispensable, ce bilan ne remplacera pas les spécimens perdus ni les informations associées. Du fait de cet incendie, la recherche sur la biodiversité brésilienne sera terriblement freinée. Les chercheurs et étudiants se trouveront dans une impasse pendant des années, comme des amnésiques luttant pour retrouver leur mémoire disparue. Des groupes entiers d’insectes et des milliers d’espèces se trouvent aujourd’hui dépourvus de socle de connaissance, les articles scientifiques déjà parus ne se rapportant plus aux millions de spécimens archivés et qui provenaient de milieux aujourd’hui disparus. Peut-être pourra-t-on retrouver d’autres exemplaires des mêmes espèces dispersés dans d’autres musées et les substituer aux exemplaires disparus mais cela sera vraisemblablement peu fréquent.

Un Museu Nacional reconstruit sera un musée d’histoire naturelle dans un pays « méga-biodiversifié » à tous égards, y compris au plan humain : l’enjeu est donc international. Comme tous ses homologues modernes, ce futur Museu Nacional devra intégrer les activités de recherche scientifique, de libre accès aux collections, et de pédagogie universitaire ou grand public. Il devra s’inscrire dans l’urgence de la crise des changements globaux et de la biodiversité, crise dans laquelle le Brésil et le monde s’enfoncent, ainsi que l’analyse l’IPBES.

Ce futur Museu Nacional aurait besoin de dizaines de millions d’euros d’investissement lourd pour exister, ce qui n’est pas grand-chose par comparaison avec les infrastructures muséographiques que la ville et l’état de Rio de Janeiro ont développées récemment à l’occasion de la Coupe du Monde de Football et des Jeux olympiques. Mais le gouvernement fédéral et l’État comprendront-ils cette priorité, alors que l’histoire naturelle est souvent perçue – même au Brésil, un des pays de la biodiversité – comme un passe-temps sans importance ?

De nombreuses bonnes volontés se lèvent déjà dans la communauté scientifique pour partager l’information nécessaire à cette reconstruction. Pour l’humanité, pour le Brésil, ses citoyens et ses scientifiques, nous souhaitons nous aussi que le Museu Nacional renaisse de ses cendres à l’issue de son tragique bicentenaire marqué par une destruction quasi totale.

Roseli Pellens, Ingénieur de recherche en macroécologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités et Philippe Grandcolas, Directeur de recherche CNRS, systématicien, UMR ISYEB, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Publié le : 16/10/2018 10:57 - Mis à jour le : 11/06/2019 16:44