L'article de Jean-Lou Justine, ISYEB (MNHN); Leigh Winsor, James Cook University; Michelle Soo, UCSI University & Romain Gastineau, University of Szczecin est paru le 9 mai 2023

 

George Verdon n’en croyait pas ses yeux. Lors de son jogging quotidien, il venait de rencontrer un animal impossible à identifier… D’accord, il courait dans une île tropicale au large de la Malaisie, et les chances de trouver quelque chose de bizarre étaient nettement plus élevées qu’ailleurs, mais cet animal était franchement étrange.

Il mesurait environ 10 centimètres de long et ressemblait à un ver allongé, rayé dans le sens de la longueur à l’arrière et dans le sens de la largeur à l’avant. On aurait dit un très petit serpent. Cependant, en regardant la tête — en forme de marteau, aplatie — George remarqua que l’animal était bien différent. En tant que cinéaste animalier professionnel, George connaît beaucoup d’animaux bizarres, mais avec celui-ci, il était perdu. Le soir, après quelques recherches sur Internet, il a découvert qu’il y avait des scientifiques assez fous (nous…) pour étudier ces créatures étranges.

C’est vrai que depuis une dizaine d’années, nous avons entrepris de caractériser les Plathelminthes qui envahissent les pays d’Europe, par exemple Obama nungara, maintenant trouvé dans plus de 70 départements en France, ou alors l’espèce géante Bipalium kewense. George nous envoya un e-mail avec quelques photos. Après comparaison avec la littérature scientifique, ce ver semblait être Bipalium admarginatum, une espèce décrite en 1933 par Charles de Beauchamp, un spécialiste français, justement à partir de spécimens récoltés en Malaisie. Depuis, l’espèce n’avait jamais été revue.

Nous étions enthousiasmés par la trouvaille et nous avons demandé à George s’il avait recueilli le spécimen qu’il avait vu. Pour des raisons qui nous échappent, il était allé faire du jogging sans kit de terrain et avait ensuite laissé l’animal repartir sous les feuilles. Nous lui avons demandé s’il pouvait retourner dans la jungle pour trouver quelques spécimens et nous lui avons donné des instructions sur la meilleure façon de les trouver et de les attraper.

Macaques, et quadruple gin-tonic… sans tonic

De retour sur les lieux de l’observation, armé de flacons de collecte, de pinces molles et avec l’aide de son amie et collègue Liv Grant, George a retrouvé cette étrange espèce. Le problème n’était qu’à moitié réglé, car ils se trouvaient sur le territoire des macaques, pas très amicaux ce matin-là. Liv s’est chargée de repousser les singes pendant que George collectait à la hâte.

Une fois passée l’étape des macaques, comment conserver les vers ? Les instructions que nous avions données étaient de mettre les animaux dans de l’éthanol pur, qu’il est un peu difficile de se procurer dans une île tropicale. Mais George trouva une solution : un quadruple gin-tonic, mais sans tonic, citron vert, glace, ni petite ombrelle décorative. Après avoir mis les spécimens dans une fiole avec le gin, George les apporta à Michelle Soo, à l’Université UCSI à Kuala Lumpur, qui se chargea de vérifier la découverte.

Génome mitochondrial complet

L’étape suivante était de tenter une analyse génétique de l’animal. C’est important pour le caractériser et comprendre ses relations avec les autres espèces du genre Bipalium. Normalement, cela ne se fait que sur des spécimens bien préservés en éthanol absolu.

Romain Gastineau, à l’Université de Szczecin en Pologne, a quand même essayé… et grâce aux techniques de séquençage de nouvelle génération, nous avons pu caractériser le génome mitochondrial complet de Bipalium admarginatum, malgré la récolte originale dans le gin.

Le génome mitochondrial, ou mitogénome, est la partie du génome qui fait fonctionner les mitochondries, les petites usines à énergie de chaque cellule. L’étudier permet aux scientifiques d’apprendre beaucoup de choses sur les relations entre les êtres vivants, et cela rapidement (étudier le génome complet du ver prendrait beaucoup plus de temps). Ainsi, le mitogénome de ce ver est particulièrement long et code pour douze protéines.

On ne connaît qu’une dizaine de mitogénomes complets dans cette famille, tous les autres ayant été obtenus à partir de spécimens récoltés dans des conditions parfaites et un éthanol irréprochable dans un laboratoire. Cela méritait une publication scientifique. Nous avons même convaincu la revue d’ajouter un résumé en langue malaise, dans le but de convaincre les amateurs naturalistes de ce pays de récolter les vers bizarres qu’ils rencontreront. Nous espérons que nous recevrons d’autres spécimens, il y a tant d’espèces extraordinaires à découvrir et redécouvrir…

Jean-Lou Justine, Professeur, UMR ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN); Leigh Winsor, Adjunct Senior Research Fellow, James Cook University; Michelle Soo, Assistant Professor, Deputy Dean of the Department of Biotechnology, UCSI University et Romain Gastineau, Professeur assistant (Institut des sciences de la mer et de l'environnement), University of Szczecin

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Publié le : 10/05/2023 08:25 - Mis à jour le : 10/05/2023 08:25