The Conversation

Paru le 6 mars 2018 - Jean-Lou Justine, Professeur de parasitologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.

Connaissez-vous la « spermatologie comparée » ? C’est une science consacrée à la description des spermatozoïdes. Un premier congrès international lui a été consacré en 1970. En 1976, plus de 1000 espèces animales avaient leur spermatozoïde décrit en microscopie électronique ; et aujourd’hui, c’est probablement dix fois plus.

Pour comprendre l’évolution, les scientifiques commencent par observer les êtres vivants, et par définir des caractères. Par exemple, le nombre de pattes, la présence de plumes. Il s’agit ensuite de démêler ces caractères et comprendre lesquels permettent de retracer les lignées évolutives.

Au cours de l’histoire de la biologie, des instruments de plus en plus puissants ont été utilisés pour décrire et classifier ces caractères. Dès l’Antiquité, l’œil nu, puis des loupes, des microscopes, et enfin des microscopes électroniques. Depuis une trentaine d’années, les outils de la biologie moléculaire donnent accès aux quatre bases (A, T, G, C) de l’ADN, qui sont, elles aussi, des caractères.

Pour certains animaux, il a été très difficile de comprendre l’évolution à partir des observations. Cela a été en particulier le cas des vers parasites appartenant à l’embranchement des Plathelminthes (ou vers plats). Ces animaux sont mous et n’ont pas de fossiles. Leur forme plate et l’apparente simplicité de leur anatomie ne donnaient pas beaucoup d’indices pour comprendre leur évolution – autrement dit… Ils manquaient de caractères !

Diversité des spermatozoïdes

Dans les années 1970, la révolution de la microscopie électronique a permis de redécouvrir le monde incroyablement variable de la forme des cellules et de leurs organites. La biologie cellulaire est alors redevenue descriptive. Et parmi ces cellules, l’une est apparue extrêmement variable : le spermatozoïde. Le spermatozoïde joue le rôle, très spécialisé, de transporter l’information génétique du mâle et l’amener à la cellule femelle, l’ovule. L’ovule, lui, est une cellule sphérique sans grande originalité chez la plupart des animaux. Mais les spermatozoïdes ! Quelle incroyable variété de formes et de dimensions !

Revenons-en à nos vers parasites membres des Plathelminthes. Et bien, s’ils ont un corps mou et peu intéressant, quelle diversité dans leurs spermatozoïdes ! Il faut dire qu’un parasite, confortablement installé chez son hôte qui lui fournit gîte et couvert, n’a qu’une chose à faire : se reproduire. Pondre des millions d’œufs, fabriquer des millions d’ovules, et encore plus de millions de spermatozoïdes, pour créer une nouvelle génération de parasites. Pour découvrir les caractères qui leur manquaient pour comprendre l’évolution de ces vers, les chercheurs ont étudié leurs spermatozoïdes.

Qu’est-ce qui différencie un spermatozoïde humain d’avec celui d’un ver plat ? Les axonèmes, entre autres caractéristiques. Ces structures sont les moteurs des cils et des flagelles des cellules eucaryotes. Nous, humains, possédons des cils dans de nombreuses cellules, comme dans les bronches, et des flagelles dans nos spermatozoïdes. Chez 99 % des cellules eucaryotes, ces axonèmes ont la même organisation, avec 9 doublets de microtubules en cercle et deux microtubules centraux ; cette structure, quasiment universelle, est appelée 9+2. Le composant de ces microtubules est une protéine, la tubuline.


Axonèmes 9+2 et 9 + « 1 » Jean‑Lou Justine

Mais, chez les Plathelminthes, les axonèmes des spermatozoïdes n’ont pas cette structure universelle 9+2. Dans leur centre, ils n’ont pas des microtubules mais un moyeu spiralé ; ces axonèmes sont donc appelés 9 + « 1 ». Notez bien les guillemets, parce que le « 1 » au milieu, ce n’est pas la moitié du 2 des axonèmes 9+2 : c’est quelque chose de complètement différent. Une structure différente au centre de l’axonème : voilà un caractère !

Et justement, cela devient utile pour comprendre l’évolution : cet axonème bizarre 9 + « 1 » est partagé par tous les Plathelminthes parasites et aussi quelques groupes de Plathelminthes non parasites, qui appartiennent à ce qu’on appelait les Turbellariés. Grâce à ce caractère, dès 1985, Ehlers a pu retracer l’évolution des Plathelminthes et en réunir certains dans un groupe qu’il a appelé les Trepaxonemata (de trepa qui signifie en spirale : ceux qui ont une spirale dans leur axonème). D’autre travaux plus détaillés ont permis de trouver d’autres caractères dans les spermatozoïdes des Plathelminthes : par exemple, le nombre d’axonèmes. La plupart des spermatozoïdes de Plathelminthes ont deux axonèmes (une bizarrerie dans la nature), mais certains n’en ont qu’un.


Schémas de coupes transversales de spermatozoïdes de Trématodes (Digenea) et de Monogènes (Polyopisthocotylea et Monopisthocotylea). Jean‑Lou Justine, CC BY

Dans les années 1990, la spermatologie comparée des Plathelminthes a fourni aux chercheurs des quantités de caractères, qui leur manquaient auparavant. Ainsi, on peut définir les Cestodes, qui incluent les vers solitaires ou ténias, sur la base d’un caractère simple de leur spermatozoïde. Dans le groupe des Trématodes, qui incluent la douve du foie et les schistosomes, les spermatozoïdes sont maintenant connus dans plus de cent espèces et fournissent aussi des caractères utiles pour la compréhension des relations entre certaines familles.

Pour le groupe des Monogènes, qui sont des parasites de poissons, les spermatozoïdes ont permis de qualifier, par leurs caractères, les deux grands groupes qui composent les Monogènes. Ces groupes répondent aux noms un peu longs de Monopisthocotylea et Polyopisthocotylea, qui deviennent presque clairs quand on comprend que cela signifie « une seule ventouse à l’arrière » (mono – opistho – cotylea) ou « plusieurs ventouses à l’arrière » (poly – opistho – cotylea). Appelons-les « Polyop » et « Monop » pour simplifier.

Distinguer Polyop de Monop

Et bien, on peut reconnaître un Polyop d’un Monop grâce à son spermatozoïde ! Celui des Polyop a deux axonèmes et des microtubules sur les côtés, alors que les différentes familles de Monop ont différentes sortes de spermatozoïdes, qui ne sont jamais comme ceux des Polyop. Reste un problème : rien dans les spermatozoïdes ne permet de reconnaître un Monogène – autrement dit, les Polyop et les Monop forment bien un groupe, chacun de leur côté (chaque groupe descend d’un ancêtre commun), mais rien ne les rassemble (il n’y a pas un ancêtre commun à tous les Monogènes). Ou, en termes scientifiques, les caractères des spermatozoïdes prouvent que Polyop et Monop sont monophylétiques, mais les Monogènes, eux, en principe formés de l’addition Monop + Polyop, ne le sont pas.


Le Monogène Chimaericola leptogaster. Sur la figure la tête est en haut, les ventouses sont en bas, donc à l’arrière. Jean‑Lou Justine, CC BY

Quand nous avons obtenu les premiers résultats de biologie moléculaire, les arbres évolutifs calculés à partir de ces nouveaux caractères (les bases A, T, G, C) ont vite donné les mêmes résultats, avec Monop et Polyop monophylétiques, mais n’ont jamais donné de preuves de la monophylie des Monogènes.

Voilà que nous venons de publier des nouveaux résultats sur les spermatozoïdes des Polyop. Pourquoi ne pas avoir fait cela plus tôt ? Parce que ce n’est pas si facile. Les Monogènes sont des parasites de poissons cartilagineux et osseux. Les Monogènes les plus primitifs sont parasites des poissons cartilagineux (Chondrichthyens), les chimères et les requins. Et on ne récolte pas facilement une chimère, qui vit au fond des océans, en bon état, avec ses parasites bien frais.


La chimère Chimaera monstrosa. Wikipedia, CC BY

Nouveaux résultats

Nous avons obtenu des résultats sur les spermatozoïdes de trois Polyop rares : deux de la famille des Hexabothriidae (le nom signifie qu’ils ont six – hexa – ventouses – bothrium). Et surtout, un de la famille des Chimaericolidae (facile à retenir si on se souvient que c’est un parasite de chimère, en latin Chimaera), dont le nom est Chimaericola leptogaster ; nous avons collecté ce parasite d’une chimère pêchée au large de la Norvège. Personne n’avait observé la structure des spermatozoïdes de ces deux familles. Surprise, alors que ces deux familles sont indubitablement des Polyop (ils ont plusieurs ventouses à l’arrière, c’est bien visible), leurs spermatozoïdes ne présentent pas la structure des spermatozoïdes de Polyop. Voilà une certitude de 20 ans qui disparaît, et qui montre qu’il n’y a pas que la biologie moléculaire qui peut encore amener des résultats nouveaux. Finalement, les caractères des spermatozoïdes qui unissaient, semblait-il, les Polyop, sont restreints à une branche terminale des Polyop (les Mazocraeidea), qui sont des parasites de poissons osseux (Ostéichthyens).


Schéma de coupe transversale du spermatozoïde de Chimaericola leptogaster, dans la région du noyau (la masse grise au centre). Jean‑Lou Justine, CC BY

Et justement, que disent les résultats récents de la biologie moléculaire ? La dernière tendance est de séquencer l’ensemble du génome des mitochondries et de comparer, pas seulement les séquences des bases ATGC, mais plutôt l’ordre des gènes et divers détails dans ce génome mitochondrial, le mitogénome, qui est circulaire. En clair, les caractères ne sont plus les bases elles-mêmes mais les arrangements des groupes de bases. Que disent les mitogénomes des Monogènes ? Que les Polyop se ressemblent en eux, que les Monop se ressemblent entre eux… mais que les Polyop ne ressemblent pas aux Monop.

Tiens, tiens… Nous revoilà aux résultats de la spermatologie comparée d’il y a 20 ans. Et les mitogénomes des Chimaericolidae et des Hexabothriidae, me direz-vous ? Aucune donnée disponible ! Les mitogénomes des Polyop connus sont tous des Mazocraeidea, les parasites de poissons osseux cités plus haut. Notre connaissance des mitogénomes des Monogènes est au point où en était la connaissance des spermatozoïdes il y a 20 ans. Rendez-vous dans quelques années.

Jean-Lou Justine, Professeur de parasitologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Publié le : 06/03/2018 15:47 - Mis à jour le : 31/07/2018 15:49