Paru le 12 avril 2018

Christiane Denys, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Christiane Denys, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Comment des os, voire de la peau ou des plumes d’animaux disparus, espèces éteintes parfois depuis des millions d’années peuvent-ils se fossiliser et arriver jusqu’à nous ? Quels enseignements tirer d’une accumulation d’ossements et d’outils ou de traces d’activités humaines du passé ?

Une discipline récente nommée taphonomie tente de répondre à ces questions. Objectif premier : comprendre les modalités de la formation et la préservation de sites paléontologiques et archéologiques. En effet, si depuis l’Antiquité les fossiles ont intrigué les savants, ceux-ci ne savaient pas toujours les interpréter. Exemples : comment la présence de restes marins fossilisés sur une montagne, ou bien les os géants des dinosauriens pouvait-elle être expliquée ?

La science des lois de l’enfouissement

Il faudra attendre 1940 pour que, pour la première fois, le concept fondamental de cette discipline émerge. Le paléontologue russe Ivan Efremov crée le terme taphonomie, du grec taphos qui signifie tombe, et nomos, la loi. En somme, la taphonomie est la science des lois de l’enfouissement. C’est-à-dire celle qui étudie le passage de la biosphère (monde vivant) à la lithosphère (monde minéral). Cela comprend l’étude des mécanismes et modalités de la fossilisation depuis la mort d’un animal, son enfouissement jusqu’à sa découverte dans le sol d’un site archéologique ou paléontologique.

Ce concept est resté confidentiel pendant des années. Ce n’est qu’en 1975 que la paléontologue américaine Kay Behrensmeyer reprend et diffuse le travail d’Efremov. Pour sa thèse de doctorat, elle applique la méthode aux sites de la région de l’Omo en Ethiopie, connus pour ses fossiles d’hominidés.

Elle sera la première à montrer l’importance du transport par l’eau et de l’environnement de dépôt de carcasses d’animaux le long des chenaux de la paléo-rivière Omo et d’un lac voisin. Elle en déduit que les assemblages de fossiles du site de l’Omo résultent de trois phases d’accumulation. Tout d’abord, les os des animaux vivants dans les savanes (éléphants, girafes, antilopes…) dont les carcasses ont été abandonnées sur le sol par les prédateurs (lions, chacals, lycaons…) et les charognards (hyènes, vautours) sont, soit détruites, enterrées dans le sol, soit tombent dans la rivière lors des crues.

Les ossements se retrouvent déposés dans les eaux plus profondes et plus calmes du milieu de la rivière ou dans les méandres où ils sont enfouis une deuxième fois en même temps que les carcasses des animaux aquatiques (crocodiles, hippopotames, poissons…). Ceci explique pourquoi les faunes fossiles provenant de la savane ou du fond des chenaux du fleuve ou du delta du lac sont différentes. Ce ne sont pas des différences d’environnement mais des différences liées à l’histoire taphonomique du site.

Expérimentation au Kenya

Kay Behrensmeyer a montré expérimentalement que les os peuvent être assimilés à des particules sédimentaires. Cela permet d’expliquer les dépôts par gravité d’éléments denses (les dents par exemple) en grande quantité dans les rivières. Une autre expérimentation commencée et toujours en place depuis 1975 suit la désintégration et l’enfouissement de carcasses de grands mammifères à la surface de la savane du parc naturel d’Amboseli au Kenya. Cette étude a pour but de contribuer à montrer comment ont pu se former les gisements à Hominidés d’Afrique de l’Est au cours du temps.

Dans les années 1990 en Europe émergent les premiers travaux de taphonomie sur des sites paléontologiques des périodes pliocène-pléistocène. De même, un travail est mené sur les accumulations de petits mammifères grâce à Peter Andrews.

Le taphonomiste travaille comme un « détective » : il doit mener une enquête pour remonter jusqu’aux causes de la mort d’un ensemble d’organismes et détailler tous les processus qui ont conduit à la découverte de ses restes. Pour cela, il doit observer la disposition des restes dans le site, connaître la nature du sol ou de la roche englobants. Puis au laboratoire il doit identifier les restes, examiner leur surface et essayer d’interpréter les « indices » que sont les différentes marques, traces distinguables. Il doit observer attentivement la texture des restes, les fractures, reconnaître les parties manquantes.

Pour cela il peut s’aider d’un l’Atlas de taphonomie publié récemment ou utiliser un référentiel. Il peut aussi se lancer dans des analyses physico-chimiques pour comprendre les transformations de la matière des restes osseux que l’on appelle diagenèse. Enfin il doit mettre au point des expérimentations lui permettant de mieux interpréter ses observations ou de démontrer l’origine de certaines altérations.

Altérations

Ainsi lorsque le paléontologue ou l’archéologue trouve des os dans un site, le taphonomiste doit observer la disposition des éléments osseux, des outils, des roches dans le carré de fouille et ensuite au laboratoire les examiner un par un pour essayer de comprendre les causes des altérations.

Sur cet os (photo ci-dessous) la surface n’est pas lisse comme pour un os « frais », elle est craquelée, rugueuse et il manque des couches concentriques d’os qui ont été enlevées par l’action conjuguée du climat très chaud et humide. Un tel os fossilisé indique que la carcasse de l’animal est restée longtemps à la surface du sol à se dessécher après attaque par les prédateurs. D’autres os montrent des traces évidentes de transport dans l’eau et d’abrasion par le sable, ils sont alors polis et leurs crêtes émoussées.


Os de bovidae resté à la surface du sol en Afrique de l’est montrant des signes de desquamation, fissuration dues à l’action du climat. C. Denys

Dans le site sud-africain de Langebaanweg (photo ci-dessous), vieux de de 4,5 millions d’années, les os de grands et de petits mammifères sont mélangés intimement avec la roche. Ils se sont déposés dans une zone marécageuse le long d’un estuaire et se sont probablement enfouis très rapidement selon la chercheuse Brigette Cohen. Certains os de grands mammifères montrent des traces de fractures liées à l’érosion par le climat et des fracturations dues au poids des sédiments sur les os. Les nombreux petits mammifères (rongeurs, musaraignes) présentent des signes de digestion par des prédateurs rapaces ou petits carnivores.


Os fossiles du site pliocène de Langebaanweg. Christiane Denys

Il n’est pas rare que dans un site s’accumulent à la fois des grands mammifères proies (antilopes, cerfs, sanglier…) ou plus près de nous des restes d’animaux domestiqués par l’homme (chèvres, chevaux, moutons, vaches…) et des petits animaux (rongeurs, amphibiens, lézards, oiseaux, poissons) apportés par des rapaces ou encore des petits carnivores vivant au contact de l’homme comme la chouette effraie et le renard. Ces petits animaux sont souvent ingérés entiers et passent dans le tube digestif du prédateur qui va soit les recracher et laisser des accumulations impressionnantes de pelotes de régurgitation soit déféquer et abandonner des crottes, comme le montrent les photos ci-dessous.

On distingue plusieurs petits crânes de rongeurs, musaraignes, des os longs et des débris divers.”/>


Pelote de régurgitation de chouette effraie montrant des os de rongeurs. C. Denys

Ces pelotes de déjection et les fèces sont remplies de restes osseux de ces petits animaux ainsi que de poils ou plumes n’ayant pu être digérés. Comme les rapaces ou les renards peuvent nicher dans des grottes, on retrouve leurs accumulations fossilisées en abondance. C’est ainsi que pour de nombreux gisements plio-pléistocènes des travaux taphonomiques ont montré que l’origine des restes osseux de petits vertébrés était due à des rapaces diurnes, nocturnes, ou à des petits carnivores.

Bien que très petits, altérés physiquement et chimiquement par le passage dans les sucs acides de l’estomac, les petits os provenant des pelotes de régurgitation de rapace se fossilisent extrêmement bien. En effet une suite de transformations aboutit à augmenter la minéralité des os en augmentant leurs teneurs en phopshore et en calcium et les rend probablement plus résistants.

À cette épreuve de la prédation et de la digestion, assez destructrice, s’ajoutent encore des altérations dues à l’enfouissement dans le sol ou le transport par l’eau. À ce stade, les atteintes sont identiques pour grands et petits mammifères. Ainsi, un sol sableux et sec pourra polir la surface de l’os tandis qu’un sol acide ou basique provoquera sa corrosion. Les racines des végétaux du sol laissent également des traces sinueuses sur les ossements.

Succession de hasards

Les épisodes climatiques forts viennent aussi altérer l’os en le craquelant jusqu’à le détruire tandis que pour les carcasses d’animaux abandonnés en surface, le piétinement par les gros animaux laisse aussi des craquelures et des stries reconnaissables. Le suivi de carcasses restées en surface du sol dans différents types d’environnements montre qu’il faut entre 2 jours et plus de 20 ans pour qu’elles se désintègrent. Enfin, les traces laissées par l’exploitation humaine des carcasses (stries de découpe, traces de boucherie) sont caractéristiques et leur présence permet d’inférer le mode d’utilisation des gibiers dans les sites quaternaires.

Pour que des os parviennent entiers jusqu’à nous il faut donc une succession de hasards favorables permettant leur conservation. Il semble clair après plusieurs années de travaux taphonomiques que certaines circonstances comme des mortalités en masse, l’enfouissement rapide des restes permet une meilleure préservation tandis que certains environnements leurs sont plus favorables comme le fond des lacs, les tourbières, le permafrost ou les grottes. L’âge de dépôt des sites n’est pas le facteur le plus important puisque des fossiles très anciens sont parfois mieux conservés que des fossiles plus récents. Pour mieux appréhender les lois de la fossilisation, il nous faudra encore multiplier les analyses et les expérimentations dans le futur… Grâce à la taphonomie !

Christiane Denys, Professeure du Museum, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Publié le : 12/04/2018 14:51 - Mis à jour le : 29/01/2019 14:29